la colonisation française et espagnole au maroc



Les protectorats français et espagnol du Maroc 

Le Maroc est le seul pays du Maghreb (et du monde arabo-musulman) a avoir été occupé par deux puissances étrangères lors de la période coloniale : la France et l’Espagne. Même si l’occupation ne fut pas aussi longue (44 ans) que pour la Tunisie (75 ans) et l’Algérie (132 ans), l’histoire parait toute aussi chargée. Par exemple, dans tout le Maghreb colonial, ce ne fut qu’au Maroc qu’eut lieu une véritable guerre entre la puissance colonisatrice et le pays colonisé (la Guerre du Rif, 1921-1926). Même s’il faut attendre les protestations populaires contre le Dahir berbère en 1930 pour qu’une véritable résistance politique et intellectuelle se structure. Les figures du nationalisme marocain de l’époque seront des personnages clés dans le Maroc fraichement indépendant. Bien entendu, tant de faits méritent des études à part les uns des autres, mais il ne s’agira ici que d’un rapide survol, un résumé des faits.

Le Traité de Fès et la « pacification » du pays

Le traité de Protectorat français, signé à Fez le 30 mars 1912, s’appuyait en fait sur l’article 8 de la déclaration franco-britannique du 8 avril 1904 (Entente Cordiale), laquelle stipule entre autres une concertation logique entre le France et l’Espagne (qui n’a pas encore officialisé son protectorat sur les zones d’influence qui lui sont déjà dévolues). Les régions comprises dans ces zones d’influence (au Nord, de l’embouchure de la Moulouya sur la Méditerranée à celle du Loukkos sur l’Atlantique, exception faite de l’enclave réservée au futur territoire de la zone de Tanger ; — au Sud, du cours inférieur du Drâ à la colonie du Rio de Oro), devaient rester officiellement selon le traité du Protectorat (ce n’est bien entendu qu’un leurre) sous l’autorité civile et religieuse du Sultan, et seraient « administrées, sous le contrôle d’un Khalifa pourvu d’une délégation générale et permanente du Sultan, en vertu de laquelle il exercera tous les pouvoirs appartenant à celui-ci » [1].
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Le sultan alaouite Moulay Hafid (1976-1937), qui a signé le traité du protectorat français. Ici buvant avec des dignitaires français.
Le traité signé, il fallait s’installer de manière solide dans le pays. Cette tâche sera attribué au premier Résident général français du Maroc, Hubert Lyautey. Le futur ministre de la Guerre et Maréchal de France cherchera à réaliser des alliances avec les caïds et chefs des tribus et des confédérations. S’il réussit à Marrakech où le pacha Glaoui mène la soumission de la région au nom du pouvoir colonial, beaucoup d’autres régions n’acceptent pas de se soumettre. Régions qui sont alors conquises par la force tout au long de l’année 1914 notamment (Moyen Atlas, Anti-Atlas). Chacune des deux puissances coloniales avait mené ses guerres de conquête militaire sur le territoire prévu par le traité franco-espagnol de novembre 1912, en vertu duquel elles se sont partagées les zones territoriales d’influence dans le nord et le sud de l’Empire chérifien. Si le traité de Protectorat espagnol au Maroc est signé le 27 novembre 1912, ce n’est pas cette année qui marque le début de la véritable pénétration espagnole dans le pays. C’est la suivante. Il faut attendre en effet février 1913 pour que les Espagnols installent à Tetuan leur premier Haut Commissaire, le Général Alfau, et pour qu’ils fassent désigner, comme Khalifa, par le Sultan Moulay Youssef, son propre frère, Moulay El Mehdi. Leur installation militaire est alors des plus délicates. Car, le puissant Caïd el Raissouli, qui tient le triangle Larache-El Ksar-Xaouen, donne l’impression d’être très versatile, tantôt s’alliant tantôt s’opposant. Dans les années qui suivent, la Première Guerre Mondiale verra l’Espagne rester dans l’expectative, les germanophiles espagnols prédisant une victoire allemande et donc un rôle rapidement amoindri de la France au Maroc. L’armistice de 1918 est donc une nouvelle assomante pour eux. L’Espagne n’avait pas non plus pu profiter du conflit pour étendre son influence au Maroc aux dépens de la France trop occupée sur les champs de batailles européens, car cette dernière était restée d’une remarquable vigilance, minutieuse même. Par exemple, dans la période 1915-16 avaient été conclus, entre Paris et Madrid, toute une série de conventions techniques ayant pour objet de régler les relations postales, judiciaires et autres de zone à zone. Chose qui prouve que la France réussit au coeur du conflit à s’occuper de façon pointilleuse de son protectorat marocain.

La Guerre du Rif

Si la France réussit efficacement à pacifier sa zone de protectorat, l’Espagne bute (voire culbute) contre un grave problème. Un fiasco même, vu qu’elle est vaincue en juillet 1921 à Anoual, sur la route d’Ajdir par les troupes rifaines d’Abd el-Krim. L’armée espagnole du Général Sylvestre s’était éloigné de Melilla sans assurer suffisamment ses arrières, elle perd quelques 20 000 hommes. Le général se serait suicidé sur le champ de bataille. Commence alors une période trouble pour l’Espagne, les Espagnols se sentant humiliés, préférant appeler la bataille désastre plutôt que défaite. Quant à Abd el-Krim, il est auréolé de gloire, les médias étrangers s’intéressent à lui, et son prestige national est à son firmament. De plus, de cette victoire d’Anoual, il retire en plus un impressionant trésor de guerre provenant du rachat, à prix d’or, de quelques 1500 prisonniers, et bien entendu de tout le matériel de guerre pris à l’ennemi.
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Photo de 1923 sur laquelle posent Abd el-Krim et Horacio Echevarrieta, riche homme d’affaires espagnol qui négocia le rachat des prisonniers espagnols.
Le retentissement de cette défaite est donc spectaculaire en Espagne. Une humiliation profonde est ressentie. En avril 1922, le comte de Romanoes appele à Seville à une entente entre le France et le Maroc pour mieux soumettre le pays. Mais, l’appel reste longtemps sans véritable réponse. car, deux ans plus tard, Abd el-Krim réussit à contraindre les Espagnols, au printemps de 1924, à reculer leur ligne de défense jusqu’aux avancées de Tetuan. Un an exactement plus tard, il essaie même de se frayer un chemin vers Fès pour y détrôner "le Sultan des Roumis" (ainsi qu’appelle une partie de la population marocaine le sultan alaouite à l’époque). Lyautey, sûrement paniqué, demande des renforts militaires dans le splus brefs délais. L’aggravation, aussi rapide qu’inquiétante, de la situation rend nécessaire la réunion d’une conférence franco-espagnole qui se tient à Madrid en juin-juillet 1925. Une conférence militaire entre le général Primo de Rivera et le Maréchal Pétain (Le Maréchal Lyautey avait donné sa démission quelques mois plus tôt à l’annonce de l’appel aux services de Pétain) a lieu à Madrid, en février 1926, pour y convenir des objectifs et des moyens d’exécution d’une offensive de printemps. Se doutant de ces préparatifs, Abd el-Krim dépêche des émissaires pour faire dire sa volonté à négocier dans la paix. Des négociations ont en effet lieu, c’est la conférence d’Oujda, mais, ouverte le 22 avril, elle se termine le 7 mai sur un échec total. Abdelkrim va d’ailleurs d’échec en échec, vu que bientôt il doit faire face à la défection de l’importante tribu des Béni Ouriagel. Conscient de sa faiblesse, soucieux de préserver des vies humaines, le « Vercingétorix berbère » (dira Robert Montagne [2]) fait, le 26 mai, sa soumission au Colonel Corap. L’affaire du Rif se termine à Paris en une sorte d’apothéose. Le Général Primo de Rivera et le Sultan Moulay Youssef, venus inaugurer la Mosquée de Paris (place du Puits de l’Ermite), assistent, aux côtés du Président Doumergue, à la revue du 14 juillet sur les Champs Elysées.
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Le Sultan Moulay Youssef à l’ouverture de la mosquée de Paris, le 2 aout 1926.

Le Dahir berbère et les débuts du « nationalisme » marocain

Le Dahir berbère est devenu le symbole de l’ingérence française au Maroc. Décret signé le 16 mai 1930, il visait à retirer les populations berbères [3] vivant en milieu rural de l’influence de la législation islamique, pour les soumettre directement à la législation de la République française. La lutte qu’il a engendrée très rapidement contre lui mit sur le devant de la scène des militants nationalistes appelés à jouer un rôle majeur dans l’histoire des prochaines décennies. Pour revenir au Dahir berbère, il faut dire qu’avant même sa publication, un jeune homme de Salé, Abdellatif Sbihi, apparenté au Pacha de la ville (il avait fait des études de notariat à Salé puis était parti continuer ses études à Paris à l’INALCO, avant de revenir au Maroc travailler dans le service de traduction de la Résidence), apprend début mai 1930 l’existence du dahir et en parle autour de lui à Salé. Les esprits s’échauffent, mais il faut attendre le 24 mai et la publication dudit dahir dans le Bulletin officiel, en arabe et en français, pour que les conséquences commencent à se faire sentir. Début juin, beaucoup de mosquées (notamment à Fès) essaiment un sentiment de violente répulsion vis-à-vis de ce dahir. Un mois plus tard, la venue de Chakib Arsalan à Tanger et Tétouan et sa rencontre avec des lettrés des deux villes contribuent à l’amplification du mouvement de protestation. Mouvement qui ne s’arrêtera qu’en 1934, année durant laquelle un nouveau dahir réformera, quoique très légèrement, celui de 1930. Il faut dire que les « Berbères » sont restés sous la juridiction dudit dahir jusqu’en 1956, les protestations n’ayant donc pas porté leurs fruits. Les nationalistes marocains commencent alors à demander des réformes et à ce que le traité du Protectorat soit respecté plus fidèlement. Il n’y a donc pas encore de demande d’indépendance, de demande de départ de la présence française. Le fait que les Alaouites soient du côté de la Résidence générale française y est bien entendu pour quelque chose, les Marocains n’osant pas se mettre et contre l’occupant français et contre la dynastie régnant encore symboliquement sur le pays. Concernant l’époque de publication du Dahir berbère, il est intéressant de signaler ces remarques de l’historien Mustapha El Qadéry [4] :
En 1928, la conversion au christianisme d’un fils de notable de Fès, adjoint du Pacha, Ben Abdeljalil a mis le microcosme notabiliaire face à une rude épreuve. Ce fût un séisme : il a secoué les « évolués », parents et fils de l’école qui se sont trouvés face à l’« acte fou » de l’un des plus brillants des leurs doté d’un fort capital social et culturel. Curieusement, aucune autobiographie des « nationalistes » ne s’arrête sur cet événement et son impact dans les « esprits » des « évolués » comme du petit peuple de Fès, qui avait reconnu le « Sultan du jihad » contre le Roumi en 1908. Cet événement qui passe aujourd’hui inaperçu dans la vulgate sur le Maroc est révélateur d’une amnésie collective. Peut-on négliger une telle piste alors que le thème de l’évangélisation est collé au dahir berbère qui pourtant n’en est pas le porteur ? Une telle association est à étudier...
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Le jeune sultan Sidi Mohamed, futur Mohamed V, que les Français imposent en 1927, qui signe le Dahir berbère le 16 mai 1930.

Les années trente et la Seconde Guerre mondiale

L’influence de l’émir Chakib Arsalan, depuis Génève, sur les leaders marocains est un secret de polichinelle. C’est sa vision de l’idéal de la nation arabe qui influence le plus Balafrej et ses compagnons. D’un autre côté, la première ligue nationaliste à s’affirmer est le C.A.M. (Comité d’Action Marocaine) en 1933, porteur d’un « Plan de Réformes Marocaines » auprès du gouvernement français et du sultan en 1934, influencé lui non seulement par Chakib Arsalan mais surtout par des compagnons de route français initiateurs de la revue Maghreb (Jean Robert Longuet, Daniel Guérin). Ce club qui tourne à la ligue en s’étoffant numériquement se scinde en 1937 en deux partis : le Parti national pour le triomphe des réformes sous l’égide d’Allal el Fassi et le Mouvement populaire sous celle de Mohamed el Ouezzani. Ce sont ces deux formations qui dominent l’activisme politique marocain de l’époque. Celle de Allal el Fassi étant, selon la personnalité de ce dernier (ayant fait ses études à l’université traditionnelle Qarawiyyîn de Fès), plus dirigée vers le nationalisme arabe de tendance égyptienne. Tandis que la formation de Mohamed el Ouezzani, selon la personnalité de ce dernier (ayant fait ses études à Paris), étant plus penchée vers une modernité occidentale à la française [5]. A la même période, en juillet 1936, le pronunciamiento du Général Franco, qui trouve au Maroc ses bases logistiques et le soutien total du corps d’occupation, pose pour le Gouvernement Léon Blum et la Résidence générale, un embarrassant cas de conscience.
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Le général Francisco Franco, qui est investi des pleins pouvoirs le 1er octobre 1936
Ces différentes préoccupations se retrouvent dans une fatwa qu’à la demande du Général Noguès le Sultan Sidi Mohamed lance à son peuple le 6 septembre 1936. Il y exprime sa tristesse de voir des luttes intestines déchirer un pays ami, chargé par les traités d’exercer son influence sur certaines parties de son Empire. Il déplore que certains de ses sujets s’y soient trouvés mêlés, non pour défendre le gouvernement espagnol contre une agression extérieure, mais pour servir les entreprises de ses adversaires politiques. Car, il faut dire que la position prise par le gouvernement Léon Blum avait paru entrainer le Protectorat dans une politique hostile au mouvement franquiste. D’ailleurs, à Rabat, le Consul Général Onitveros y La Plana et la plupart des agents sous ses ordres se rallient au Franquisme et démissionnent avec éclat. En février 1939, les accords Bérard-Jordana, portant reconnaissance du régime franquiste et affirmant, en particulier, une volonté réciproque de "pratiquer au Maroc une politique de franche et loyale collaboration", entraînent, automatiquement, l’abrogation des dahirs d’exception et le rétablissement de relations normales entre les deux zones (française et espagnole). Mais, six mois plus tard à peine, commence la seconde guerre mondiale, avec, pour conséquences, la proclamation de l’état de siège en zone française, l’institution du contrôle des changes, de sévères restrictions à la circulation des personnes et des biens. Très loyalement, le Sultan Sidi Mohamed exprime au Conseiller du Gouvernement chérifîen qu’une démarche soit faite à Madrid, pour y demander l’assurance que la zone espagnole ne puisse être utilisée "par les ennemis de la France, qui sont aussi les nôtres". Les conséquences politiques et idéologiques de la seconde guerre mondiale se font très vivement sentir sur l’échiquier marocain. Les règles du jeu restent pourtant les mêmes : Algésiras, Protectorat français, zone d’influence espagnole. Mais leurs conditions d’application se trouvent profondément modifiées du fait des ruptures d’équilibre survenues entre les forces respectives des parties intéressées. Lors du débarquement américain au Maroc, le sultan Sidi Mohammed Ben Youssef, refuse de quitter Rabat pour Fès, enfreignant les consignes du Résident général. Le 9 novembre, il demande à Noguès de cesser le combat, afin d’épargner un sang inutile, devant des forces invincibles qui viennent en amis. Fidèle à ses aspirations, le sultan s’affirme ainsi comme le représentant d’un peuple acquis à la cause des Alliés.
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Les péniches de débarquement déversent sur les plages du Maroc des soldats américains, novembre 1942.
Les nationalistes marocains, jusque là modérés dans leurs revendications, réclament l’indépendance du Maroc dès le 11 janvier 1944, dans le Manifeste du Parti de l’Istiqlal. Pour autant, l’attitude du sultan et du Maroc à l’égard de la France reste la même jusqu’à la fin du conflit

Vers l’indépendance

La plupart des dirigeants officiels de l’Istiqlal ont été emprisonnés ou exilés à partir de 1952. De son côté, Abdelkhalek Torres est expulsé de Tetouan vers Tanger par les Espagnols. D’autre part, l’exil de Mohamed V influence les rapports entre le sultan et le parti. Jusqu’alors, le mouvement nationaliste n’était pas soumis au sultan. Après le 20 août 1953, date de déposition du sultan, ce dernier devient le symbole du nationalisme et son retour constitue un préalable politique pour le Mouvement. Le 21 janvier 1954, le Général Valino organise, sur l’hippodrome de Tetuan, un rassemblement monstre de Caïds et de Notables, pour protester, dans une adresse au Général Franco, contre la déposition du sultan, signe de la mésentente entre les deux zones espagnole et française au Maroc. A la conférence d’Aix-les-Bains, les dirigeants nationalistes sont encore les principaux interlocuteurs du gouvernement français. Mais ils ne sont plus en mesure de confisquer l’indépendance à leur profit. Très vite, d’ailleurs, devant la montée des périls, les négociateurs français en viendront à penser que le retour de Mohamed Ben Youssef est le seul moyen de contrôler la situation. Mohamed Ben Arafa, nommé sultan à la place de Mohamed V, étant extrêmement impopulaire.
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Allal Ben Abdallah s’attaquant le 11 septembre 1953 au cortège officiel conduisant le sultan Mohamed Ben Arafa
En septembre 1955, le général Georges Catroux part rencontrer le sultan déposé Mohamed Ben Youssef à Madagascar. Du 2 au 6 novembre 1955, après son retour en France et l’abdication de Mohammed Ben Arafa le 1er, Mohammed Ben Youssef signa avec le président du conseil des ministres français, Antoine Pinay, les accords de La Celle Saint-Cloud qui mettaient en place le processus de transition vers l’indépendance. Il pardonna aussi au Glaoui, venu se prosterner à Saint-Germain-en-Laye une semaine après avoir réclamé sa restauration.
Le 16 novembre 1955, il fit son retour au Maroc avec son jeune fils, le prince Moulay Hassan et fut accueilli triomphalement par la population marocaine. Le 2 mars 1956 prenait fin le protectorat français tandis que l’Espagne mettait fin au sien le 7 avril.
                         par : le fiére du maroc